accueil
Fondée par Clovis, l'abbaye bénédictine de Ferrières a été abbaye royale et papale dès le VIIe siècle. Abbaye papale, elle dépendait sans intermédiaire du pape ; abbaye royale, elle était placée directement sous la juridiction et la protection du roi, les moines ayant la liberté d'élire leur abbé, avec toutefois l'agrément du monarque.

L'élection de l'abbé

Dans l'élection de l'Abbé, on tiendra pour règle constante que celui-là doit être établi qui aura été élu d'un commun accord, selon la crainte de Dieu, par la communauté, ou seulement par une partie de la communauté, quoique la moins nombreuse, dirigée par un jugement plus sain.
On fera le choix pour cet office d'après le mérite de la vie selon la doctrine et la sagesse de la personne, lors même que celui qu'on préférerait tiendrait le dernier rang dans la communauté. Si, par malheur, il arrivait que la communauté toute entière élût à l'unanimité une personne complice de ses dérèglements, lorsque ces désordres parviendront à la connaissance de l'Evêque du diocèse auquel appartient ce lieu, ou des Abbés et des chrétiens du voisinage, qu'ils empêchent le complot des méchants de prévaloir, et qu'ils pourvoient eux-mêmes la maison de Dieu d'un dispensateur fidèle […]


Règle de saint Benoît, chapitre LXIV, De l'établissement de l'Abbé

La coutume voulait que le nouvel abbé écrivît au roi et au pape pour leur demander de confirmer son élection.

Dans les premiers siècles de l'Église, particulièrement du Ve au XIIe, la carrière ecclésiastique était ouverte à tous. L'un des premiers abbés de Ferrières, sinon le premier, Buchin, était un ancien esclave. Païen fait prisonnier dans une des guerres contre les Germains, il fut vendu comme esclave, racheté par saint Eloi et se convertit au christianisme. Un de ses successeurs, Vandelbert, était duc de Bourgogne ; certains prétendent même que ce fut le véritable fondateur de l'abbaye, soutenu par le roi Dagobert Ier.
Puis viennent les savants, théologiens, hommes de lettres, enseignants : Sigulfe, Adalbert, Alcuin, Aldric, Loup Servat…Les monastères sont à ce moment-là des lieux de conservation et de transmission des savoirs. L'école monastique de Ferrières devient l'une des plus célèbres d'Europe, elle entretient des relations et des échanges avec les plus fameuses abbayes de France et des pays voisins.
La signature du Concordat de 1516 entre François Ier et le pape Léon X, qui institue la "commende", modifie la donne. Désormais, c'est le roi qui choisit l'abbé et lui attribue les bénéfices de l'abbaye, sous réserve qu'un certain pourcentage, les Annates, en soit versé au pape. Les abbés appartiennent, en général, à de grandes familles ; ils ne résident que rarement dans leurs abbayes, cumulant souvent les bénéfices. Ils nomment pour les représenter un Grand Prieur. Deux sont restés célèbres : Dom Le Sourd et Dom Guillaume Morin.
A Ferrières, Pierre de Martigny est le premier d'une suite de grands seigneurs dont le roi récompense ainsi les services et l'attachement.
Avec la commende débute une ère d'austérité. Les bénéfices échappent en grande partie à l'abbaye, qui, en particulier, ne peut plus assumer l'une de ses œuvres fondamentales, le service des pauvres. Les Cahiers de Doléances établis pour les Etats généraux de 1789 en portent témoignage.
Alcuin

D'une intelligence supérieure, Alcuin était à la fois littérateur, mathématicien, philosophe, théologien : il fut le principal artisan de la renaissance carolingienne. Ami et conseiller de Charlemagne, il fut mêlé à toutes les grandes affaires de son temps. Quoique n'étant pas moine, il était, dit-on, bénédictin de cœur, et veilla sa vie durant à garder sa conduite en accord avec ses principes.
Il était né en 735 dans une noble famille anglo-saxonne. Sa vocation précoce le poussait à fréquenter les religieux. Ses parents le présentèrent donc à l'école du monastère d'York, où il devint très vite professeur, puis supérieur. Sa renommée séduisit Charlemagne qui, le rencontrant à Parme, le détermina à le suivre et à s'attacher à sa personne.
C'est ainsi qu'il vint en France en 781, accompagné de quelques-uns de ses élèves (Fridugise, Sigulfe), pour prendre la tête de l'école palatine, où il instruisit les fils de l'empereur et des plus grandes familles de l'empire.
Agrandisement 500x560 (47 ko)
Agrandisement 500x560 (47 ko)
Alcuin
Cette tâche accomplie, l'empereur lui donna les abbayes de Ferrières, Saint-Loup de Troyes, Josse-sur-Mer et surtout la célèbre abbaye de Saint-Martin de Tours, où il se retira pour reprendre son enseignement. Il y enseignait la grammaire, l'astrologie et les autres sciences. D'autres domaines suivirent. Les jeunes gens accouraient de tous côtés pour suivre ses leçons. Parmi eux, Adalbert et Aldric qui plus tard devinrent abbés et reçurent l'un le monastère de Saint-Loup de Troyes, l'autre celui de Ferrières (en 794).
Du fait de ses charges nombreuses (enseignements, quantité d'abbayes et de prieurés souvent très éloignés les uns des autres, missions confiées par l'empereur…), Alcuin ne pouvait résider à Ferrières. Il y venait cependant aussi souvent que possible. Vers la fin de sa vie, il répartit ses domaines monastiques entre ses amis ; c'est ainsi que Ferrières échut à Sigulfe, qui en devint abbé.
Alcuin mourut le 4 juin 804, dix ans avant Charlemagne.
Saint Aldric

Grand lettré, disciple d'Alcuin, Aldric a été l'un des grands abbés de Ferrières. La tradition retient surtout sa piété et ses vertus chrétiennes, exalte l'abbé qui a haussé la gloire de l'abbaye, le saint. On parle moins des talents politiques qui lui valurent une très haute charge séculière - l'archevêché de Sens - et la confiance des souverains. Chargé très tôt d'enseigner les jeunes, il écrivait à Eginhard, le biographe de Charlemagne : L'amour des lettres est en moi presque depuis ma tendre jeunesse. Théologien (il a écrit entre autres un traité sur la double prédestination), homme de culture aussi versé dans les textes sacrés que dans la culture profane, il est, avec Alcuin l'un des plus grands représentants de la seconde renaissance carolingienne.
Né dans le Gâtinais vers 775, Aldric fut, selon son désir, "offert" par ses parents au monastère de Ferrières et confié à Alcuin pour qu'il le prît parmi ses disciples. Il étudia d'abord à Saint-Martin de Tours, où il eut comme maître Sigulfe, et revint à Ferrières quand ce dernier en fut nommé abbé.
Agrandissement 500x550 (43 ko)
Agrandissement 500x550 (43 ko)
saint Aldric
Ordonné diacre, puis prêtre, il fut ensuite appelé à la cour et Louis le Débonnaire le nomma modérateur (directeur) de l'école du palais, membre de son conseil et de celui de son fils Pépin, roi d'Aquitaine. Mais dès qu'il le put, il revint dans son monastère où, Adalbert étant mort, les frères le nommèrent abbé, à l'unanimité. C'était en 821.
Sous sa direction, le monastère devint un grand centre culturel. Il forma en grand nombre des religieux, des élèves instruits et des maîtres estimés qui portaient dans tout l'empire carolingien la renommée de son enseignement. Parmi ses élèves, on cite Heiric, qui devint ensuite le maître d'école d'Auxerre ; Adon qui fut archevêque de Vienne ; Rémi d'Auxerre, selon certains ; un nommé Fredilo qui est peut être le peintre des fresques de la crypte de Saint-Gervais. Il instruisit le jeune austrasien Loup , qui devint lui aussi abbé de Ferrières, puis l'envoya continuer ses études à Fulda (aujourd'hui en Allemagne), auprès de Raban Maur, également élève d'Alcuin.
Conseiller très proche de Louis le Pieux, il se vit confier des missions importantes. Le roi, voulant réformer les monastères de France et les soumettre tous à la règle de saint Benoît, lui confia cette mission dont il s'acquitta avec succès. Il se rendit aussi à Rome en ambassade auprès du pape. Ces missions l'entraînaient loin de l'abbaye, qu'il ne négligeait pas pour autant. Il y fit réaliser de grands travaux, au premier rang desquels la reconstruction de léglise abbatiale avec son choeur octogonal. Enfin, malgré ses réticences, Louis le Pieux le contraignit à accepter la charge d'archevêque de Sens, charge religieuse et politique, qu'il mena avec zèle, mais qui l'enlevait à Ferrières.
A sa mort, le 6 octobre 841, les habitants de Sens acceptèrent d'y ramener son corps ; il fut enseveli selon ses dernières volontés sous la gouttière de la grande église, dans un cercueil de pierre, près de la chapelle alors consacrée à saint André, et plus tard à sainte Elisabeth. On voit, dans cette chapelle, une sorte de cavité en forme de tombeau, éclairée par une fenêtre carrée, le long du mur latéral, du côté du midi. C'est là, dit-on, que reposait le corps de l'abbé. Sa mémoire était honorée chaque 6 octobre, jour anniversaire de sa mort.
Plus tard, les religieux exhumèrent ses ossements et les transférèrent solennellement dans l'église supérieure, dans une tombe monumentale, ornée d'une croix : c'était un 10 juillet ; la fête de saint Aldric fut dès lors célébrée à cette date, et ce jusqu'à la disparition de l'abbaye en 1790. Mais les reliques de saint Aldric avaient depuis longtemps disparu, dispersées, brûlées ou mêlées aux restes anonymes échappés au vandalisme des Huguenots qui, sous la conduite de Louis de Condé ont attaqué Ferrières en février 1568, pris et saccagé l'abbaye, brisé la châsse d'argent incrustée d'or et de pierreries, don de plusieurs Princes et Princesses, qui contenait les ossements du saint abbé.
Loup de Ferrières

L'abbé Loup de Ferrières, connu aussi sous le pseudonyme de Loup Servat, a consacré la gloire de son abbaye. Il a assuré sa prospérité matérielle, accru le renom de l'école monastique qui, sous sa direction, est devenue l'une des plus célèbres d'Europe et a atteint l'apogée de son influence. Homme de lettres autant qu'homme de foi, il a laissé une correspondance abondante et de grande valeur, précieuse pour la connaissance de son temps.
Loup de Ferrières est né on ne sait ni où, ni quand, sans doute au début du IXe siècle, vers la fin du règne de Charlemagne. Il a vécu les affrontements entre les héritiers de Louis le Pieux , qui ont abouti au partage de Verdun entre Charles le Chauve, Louis le Germanique et Lothaire.
Il est issu d'une famille de nobles gallo-romains, descendant, selon certains, de Bavarois installés à Auxerre par Charles Martel. Ses parents l'ont "offert", dans sa jeunesse, à l'abbaye de Ferrières quand Aldric en était l'abbé.
Agrandissement  500x550 (33 ko)
Loup de Ferrières
Agrandissement  500x550 (33 ko)
Ce dernier, frappé par l'intelligence du jeune oblat, son amour pour les lettres sacrées et profanes, l'envoie bientôt poursuivre ses études à Fulda, dont l'abbé était Raban Maur, l'un des grands intellectuels de la renaissance carolingienne dont l'enseignement attirait toute la jeunesse d'Europe. Là, Loup se lie en particulier avec Eginhard, le biographe de Charlemagne ; sa réputation s'étend au loin et les hommes les plus savants de son temps entrent en relation avec lui.

De la manière de recevoir les frères

[…] Celui qui doit être reçu promettra devant tous, dans l'oratoire, sa stabilité, la conversion de ses mœurs et l'obéissance, en présence de Dieu et de ses Saints […].
Il fera de cette promesse une cédule (un papier écrit) au nom des saints dont les reliques sont en ce lieu et de l'Abbé présent. Il écrira cette cédule de sa propre main ; ou s'il ne connaît pas les lettres, un autre prié par lui l'écrira […]

Règle de saint Benoît, chapitre LVIII

De l'oblation des fils de nobles ou de pauvres.

Lorsque quelqu'un des nobles veut offrir son fils à Dieu dans le monastère, si l'enfant est en bas âge, ses parents feront eux-mêmes la pétition dont nous avons parlé ci-dessus. Ils envelopperont cette cédule et la main de l'enfant, avec l'oblation, dans la nappe de l'autel, et ils l'offriront ainsi.
Quant à leurs biens, ou ils s'engageront sous serment, par la cédule qu'ils présentent, à n'en jamais rien donner à l'enfant, et à ne lui fournir aucun moyen d'y avoir part, soit par eux-mêmes, soit par une personne interposée, soit de toute autre manière ; ou bien, s'ils ne veulent pas faire cela, et qu'ils aient cependant l'intention d'offrir quelque chose en aumône au monastère, ils feront donation à la communauté des choses qu'ils ont résolu de lui donner, s'en réservant même l'usufruit s'il leur plaît. Par ce moyen on fermera toute avenue, en sorte qu'il ne restera plus à l'enfant aucun espoir, qui ne servirait (ce dont Dieu le préserve) qu'à le tromper et à le perdre.
Ceux qui sont moins riches se conduiront de la même manière. Quant à ceux qui n'ont rien du tout, ils feront simplement leur pétition, et ils offriront leur fils ave l'oblation, en présence de témoins.
Règle de saint Benoît
, chapitre LIX

Revenu en France en 836, Loup séjourne d'abord à la cour, dans l'entourage de Louis le Débonnaire et de son épouse Judith, qui avaient eu vent de ses qualités et de sa renommée naissante, puis revient à Ferrières où Eudes le nomme "écolâtre" (directeur des études). En 841, lorsque le roi révoque l'abbé Odon, il est élu par les moines pour le remplacer, et sa nomination est confirmée par le roi Charles le Chauve : premier témoignage d'une confiance et d'une collaboration étroites et durables. Sa correspondance en témoigne. Car Loup Servat nous est connu essentiellement par ses Lettres et celles de ses correspondants qui révèlent la personnalité de celui qui fut maître de Ferrières mais vassal du roi, et grand écrivain de son temps.
Gestionnaire et défenseur de l'abbaye : ses lettres témoignent de son souci d'assurer le ravitaillement des quelque soixante douze moines, de trouver des ressources pour restaurer l'église, de protéger l'abbaye contre les attaques des Normands, de garder les prieurés des convoitises des laïcs, dût-il pour le faire s'opposer au roi.
Vassal du roi, il n'a cessé de lui prodiguer ses avis, de l'aider dans son conseil, s'est acquitté de nombreuses missions diplomatiques : il assiste au traité de Verdun, en 843, aux assemblées de Ver et de Meersen (844-847) où les trois frères tentent de régler leurs différends ; il rédige les décisions prises par différents conciles (Germigny en 843, Verneuil et Paris en 849, Soissons en 853, Quierzy en 856) ; en 843, il est chargé d'inspecter toutes les maisons religieuses des diocèses d'Orléans et de Sens. Homme pacifique, il doit néanmoins s'acquitter de ses devoirs militaires, accompagner le roi aux armées et fournir les contingents demandés pour mener la guerre. Le sort a voulu que ses dernières années soient assombries par la menace des incursions normandes.
Si ces missions l'éloignent de son abbaye, elles ne le détournent pas de son gouvernement : l'église abbatiale, à peine terminée, n'attendait plus qu'une couverture : Loup y fait placer la couverture de feuilles de plomb qui l'a protégée jusqu'à l'incendie de 1426. Agriculteur compétent, il introduit sur les terres de l'abbaye des cultures nouvelles dans la région, la vigne et des arbres fruitiers jusqu'alors inconnus, des pêches, des pommes de pin… Il dote Ferrières d'un atelier de ciselure et d'orfèvrerie, qui rivalise avec celui de Saint-Denis.

Histoire de climat

La présence de pommes de pin (pineas nuces) dans les vergers de Ferrières peut surprendre l'homme du XXIe siècle. Et pourtant, à cette époque, ce n'était pas une exception… Baudry, abbé de Bourgueil (1046-1130), nous apprend que Bourgueil a son bosquet où croissent l'osier, le laurier et le myrte, où le poirier se mêle à l'olivier, le cerisier au pin, et le pin au pommier. La douceur du lieu permettra aux grenadiers et aux orangers d'y pousser à partir du XIIe siècle. Quant à Saint-Gall, le "verger pilote", la liste de ses fruits bénits au Xe siècle est la suivante : olives, pommes, poires, poires à cidre, grenades, figues, citrons, dattes, raisins, pêches, prunes, cerises et griottes, châtaignes, noix et noisettes.
Dans son Histoire du climat depuis l'an mil, Emmanuel Leroy Ladurie évoque un climat chaud et probablement sec, le petit optimum qui s'étend autour de l'an mil, et qui s'efface au XIIIe siècle ...
Parlait-on alors de réchauffement de la planète ?

Usé par les fatigues et l'inquiétude, Loup est mort sans doute en 862 : l'ultime témoignage de son activité est sa signature apposée aux actes du Concile de Soissons, qui, à cette date, règle le partage des biens du monastère de Saint-Denis entre l'abbé et les religieux.

Loup Servat

Dans une lettre à Alcuin, son ami, (Lettre XX), Loup évoque la maladie dont il fut atteint alors qu'il se rendait à Francfort-sur-le-Main avec son abbé Eudes : Une pustule, en effet, s'étant formée dans l'aine droite ne fit que me menacer de la mort ; mais d'autre part, engendra une si grande abondance de prières, partout où le bruit s'était répandu de mon accident, que j'ose penser que mon mal m'avait été procuré par un bienfait divin. Il donna sur cette maladie des précisions à Hildegaire, évêque de Meaux, qui les consigna dans la vie de saint Faron. Souffrant mille douleurs et sentant sa mort venir, Loup eut une vision : un vieillard vénérable, apparu soudain au chevet de son lit, lui dit : "Sache que je suis l'évêque et le patron de la ville de Meaux ; mon nom est Faron. Aie confiance en celui qui m'a envoyé et tu guériras par l'onction que je vais te faire en son nom" ; en même temps, le vieillard toucha l'abcès de sa main trempée dans l'huile d'un vase qu'il portait. Au matin, Loup se réveilla guéri, le côté encore humide de l'onction. Dès lors, il adopta, par reconnaissance le nom de Servat, du latin servatus, sauvé.